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Un orgue témoin de la réforme tridentine

L’HISTOIRE D’UN OPUS QUI FAILLIT RESTER INACHEVÉ (1627-1662)

Le Prélude

Premier mouvement (allegro ma non troppo)

Le 4 janvier 1627, le chapitre de Tréguier, en présence de l’évêque, Mgr Guy Champion, et à sa demande, décide solennellement de procéder à la « réfection et rétablissement de l’orgue » de leur cathédrale. L’instrument était décidément trop mal en point et bien peu adapté aux modifications liturgiques en cours, impulsées par un prélat favorable à l’application rapide des préceptes conciliaires tridentins. La présence fréquente du nouvel évêque aux réunions ordinaires du chapitre, contrairement à l’usage de ses prédécesseurs, et ses idées novatrices en matière de pratiques cultuelles n’allaient pas sans bousculer bien des chanoines. L’aréopage capitulaire, habituellement plus prompt à peser le poids des écus dépensés, semble cependant cette fois se décider d’enthousiasme mais un peu à l’étourdie. La recherche des fonds est aussitôt lancée, stimulée sans doute par les 400 livres offertes sur le champ par l’évêque. Le corps de ville sera même prié de participer financièrement à l’affaire. La dépense attendue est fixée, lors de cette assemblée, entre 1200 à 1500 livres. La suite montrera que cette estimation était bien approximative, ou ne portait en réalité que sur d’urgentes et nécessaires réparations. Unanimité rare en ces temps de fréquentes disputes entre l’évêque et son chapitre, tous semblaient vouloir mener rondement l’affaire. L’assemblée décide même d’écrire sur le champ à l’un des leurs, le chanoine de Trogoff, qui se trouvait à Rennes « pour quelques siennes affaires ». Elle lui demandait, au retour de son voyage, de passer par la ville de Saint-Malo afin de s’informer des conditions du devis et marché de l’orgue de la cathédrale du lieu récemment refait à neuf par Me François Maillart[1], et de s’entretenir avec ce facteur pour lui présenter le projet trégorois. Dans le cas où les propositions du facteur lui paraîtraient raisonnables (mais sur quelles bases pouvait-il s’appuyer ?), il devait inviter le facteur à venir à Tréguier afin qu’il examine le chantier avant d’éventuellement conclure le marché. C’était la moindre des précautions.

Mais sans qu’on en sache la raison, le sieur de Trogoff revient à Tréguier sans la réponse. Celle-ci tardant un peu au goût des chanoines, le chapitre sollicite à nouveau le sieur de Trogoff, le 15 février, pour écrire au sieur Maillart et l’inviter une nouvelle fois à se transporter en leur ville. Il fallait que le désir fût grand de s’attacher les services de ce facteur. Il avait exercé à Paris de 1600 à 1620, environ, avant de s’établir sur les bords de la Loire et y travailler aux orgues de La Flèche et d’Angers. Mais sa réputation en Trégor était sans doute davantage fondée sur les travaux de deux orgues cathédraux qu’il venait de mener à bien à Vannes et à Saint-Malo.

Le messager prend la route de Saint-Malo dès le 19 février. A contretemps sans doute puisque deux jours après son départ le chapitre reçoit « une missive de la part de la femme du sieur Maillart ». On n’en connaît malheureusement pas la teneur….Réponse de la femme, peut-être, et non de son facteur de mari ? On ne pourrait s’en étonner qu’à moitié, car la dame Maillart semble avoir joué un rôle dans la carrière professionnelle de son époux, comme agent commercial, comptable, voire assistante de chantier. Lorsque quelques mois plus tard son mari travaille à  l’orgue de Lamballe, les fabriciens du lieu allouent 57 livres conjointement à « Madame Maillart, Pierre Tuau et autres domestiques dudit Maillart » en marque de satisfaction pour le travail réalisé[2]. On peut penser que la réponse aux chanoines trégorois, contenue dans la missive, était négative. Si elle était donnée par l’épouse, c’est aussi probablement parce que le facteur de mari était retenu par un autre chantier qui l’empêchait de satisfaire aux demandes pressantes des chanoines et de leur évêque. Quoi qu’il en soit, la piste Maillart se trouva ainsi abandonnée retardant une affaire pourtant lancée sur un bon tempo.

Au grand regret des trégorois, l’affaire traînait. Leurs orgues étaient alors si mal en point que l’organiste Cadio, inemployé en son art, demande, le 26 mars, permission de s’exempter de la résidence de chœur, où il devait s’ennuyer un peu. Afin de ne pas perdre son jeu et «pouvoir plus commodément vacquer à estudier au jeu des orgues[3] », il priait les chanoines de bien vouloir « luy laisser une distribution entière outre ses dix francs par moys de gaiges ordinaires ». Ses demandes lui sont accordées « jusqu’à ce que les orgues soient accommodées ».

Malgré les efforts du maître de musique que le chapitre récompense, le 12 avril suivant, pour contribuer « par ses avis à la réfection de l’orgue lors des marchés qui se feront », l’année 1627 s’achève sans qu’un projet prenne corps.

Second mouvement (Adagio non sustenuto)

L’année 1628 s’ouvrit sous de meilleurs auspices. Le 28 janvier, les chanoines furent fort aise de régler 9 L 12 sols pour les frais de déplacement de Me Didier Duhault, facteur d’orgue, venu exprès à Tréguier visiter l’orgue et établir un mémoire des travaux à réaliser. Sa notoriété n’équivalait pas à celle de Maillard. Du moins connait-on peu d’instruments nés de ses mains[4]. Il lui fallait cependant quelque réputation pour avoir été choisi pour construire les orgues de la cathédrale de Saint-Brieuc. C’est en effet en cette ville que, le 11 février suivant, le sieur Trogoff est en effet chargé d’aller « pour voir et visiter les orgues que fait en l’église cathédrale du dit lieu Maistre Didier du Hault, facteur d’orgue, afin de tascher d’accorder avec lui la réfection des orgues de ceste église (de Tréguier) suivant les mémoires luy mis entre mains ». L’organiste Cadio l’assistera pour négocier cet accord.

Mais pour l’heure les discussions se trouvèrent un peu perturbées par l’absence de l’évêque hors de son diocèse. Le 27 mars 1628, les chanoines lui envoient un messager afin de lui adresser copie « du dessein et acte au pied fait avec le sr du Hault, facteur d’orgues, étant à présent à Saint-Brieuc travailler de son métier ».

L’enthousiasme du prélat avait alors beaucoup faibli. On en ignore la raison. Mais il est sûr que la volonté réformatrice de Guy Champion avait braqué un corps capitulaire « habitué à vivre sans maître »[5], et des tensions sont perceptibles en son sein. La réponse de l’évêque, transmise bien tardivement par son chargé de pouvoir, le 5 juin 1628, trahit l’agacement du prélat devant ces contretemps qui ne lui seraient donc pas imputables. Les chanoines, dans l’analyse succincte qu’en donne le registre du chapitre, en déduisent mais avec sans doute une certaine mauvaise volonté, que l’évêque fait désormais quelque difficulté à verser les 400 livres qu’il avait promises. Il demanderait à ce titre une forme de prééminence sur l’orgue en exigeant d’y faire apposer ses armes, ce que les chanoines ne peuvent accepter. En réalité deux partis scindent le chapitre. Celui hostile au prélat était mené par les deux plus notables chanoines : le chantre, Yves de Kerhir, et le trésorier Mathurin Lhostis. Le comportement général des chanoines cathédraux fait penser que les résistances aux premières négociations étaient de leur fait : ils manifestaient ainsi leur mauvaise volonté à l’égard de leur prélat trop réformiste à leurs yeux.

Le retour de l’évêque n’étant prévu que dans trois mois, les chanoines décident malgré tout, sous l’influence de leurs frondeurs, de « faire procéder à la réparation de l’orgue soit par conclure le marché proposé avec le facteur d’orgue du Hault ou avec autre capable aux meilleurs conditions que faire se pourra » ; bref il fallait aller vite, surtout pour court-circuiter l’évêque. Mais la démarche était risquée comme la suite va le montrer.

Le contrat passé avec Didier du Hault avec le chapitre est donc ratifié devant notaire le 21 août 1628. A ce titre 200 L sont aussitôt versés au facteur ainsi qu’un boisseau de froment apprécié 60 L à valoir sur le marché conclu.

Du Hault, sur le champ, s’installe en la ville avec sa femme, un compagnon et ses outils. On loge le couple en la salle basse du manoir de la chanterie. On peut postuler que le facteur se mit aussitôt à l’ouvrage, mais sans empressement excessif. Il prenait même le temps, pour compléter son ordinaire sans doute, de donner des cours de musique et d’instruments à des enfants de la ville. Et la pratique ne semble pas lui avoir manqué. Dès le 22 septembre 1628, Me Marc Primaigné, notable de Tréguier, demande même au chapitre de permettre à son fils Jean, « à présent enfant de la psallette », de « sortir une heure par jour pour se rendre en la maison où demeure le facteur d’orgues avec lequel il désire faire apprendre audit Jean, son fils, à jouer de l’orgue et espinette ». La permission lui est accordée.

Rien d’étonnant donc que le chantier de l’orgue n’avance guère. Du fait de l’homme de l’art et de la complicité passive des chanoines ? Sans doute, mais aussi en raison d’une programmation et d’un plan de charge improvisés puisque, le 27 octobre suivant, le chapitre cherche encore à s’accorder avec « quelque menuisier pour faire doubler la chambre de la soufflerie de l’orgue », l’instrument se révélant plus gourmant en vent que prévu.

Les chanoines, tenus par le contrat de régler le facteur au fur et à mesure de l’avancée de ses travaux, commencent cependant à s’inquiéter de ces délais et imprévus. Le 12 février 1629, ils lui accordent parcimonieusement 60 livres, tout en décidant prudemment qu’il « ne sera payé audit du Hault autres sommaires [sommes] de deniers qu’au préalable il n’aye complect [achevé] le positif et mis en sa place ». Visiblement nous ne sommes plus là face à un simple chantier de grosses réparations ni sur la base des 1200 livres prévus initialement.

La Fugue

1er mouvement (quasi agitato)

A la fin de mars 1629, à son retour du voyage qui l’avait conduit pour ses affaires temporelles en son abbaye de Fontenay[6], l’évêque pensait voir « les orgues rétablies en leur perfection ». Il ne peut que se désoler de la situation. Dès le 9 avril suivant, sortant avec les membres du chapitre de l’assemblée qu’ils venaient de tenir, ils sont abordés par  le sieur André, au nom de Didier du Hault, lequel « auroict verbalement requis qu’il eust esté faict avance de quelques deniers audit du Hault ». Cela relevait plus de l’aumône que d’un règlement contractuel. On peut en déduire, au vu des promesses précédentes, que le chantier n’avait guère avancé depuis février.

Le chapitre du 27 avril, en présence de l’évêque, fut particulièrement houleux. Le prélat reprochait à ses chanoines, et plus précisément à quelques-uns des plus éminents d’entre eux, de ne pas avoir attendu son avis et consentement avant de conclure le contrat avec du Hault qui se montait à 1260 L, mais ils avaient fait selon lui « garantir l’acte projeté avec ledit du Hault sans prendre aucune seureté ny caution [de l’évêque] que de 400 L bien qu’ils s’obligeassent de luy en payer douze cents soixante, et que la conséquence de ceste entreprise fut de 10 ou 12 mille livres ». Faut-il entendre par là que le coût des travaux aurait décuplé dans l’intervalle ? Cela semble excessif. Mais l’évêque, déplorant amèrement la « désolation de son église despouillée d’un de ses plus riches ornements », et le préjudice causé au service divin, appréhendait aussi que « le facteur ne succombe sous le faix d’une si grande entreprise ». Devant la tournure des événements, il se voyait dans l’obligation d’intervenir vigoureusement et judiciairement. Il entame en cour de Parlement un procès contre une partie de ses chanoines, les accusant d’avoir, profitant de son absence et à son insu, « outrepassé leur pouvoir à la conclusion du marché », et de n’avoir pris cautions suffisantes pour s’assurer des fonds disponibles. Le 5 mai 1629, la procédure est engagée par l’évêque et une partie du chapitre,  plaçant le chantre de Kerbic, le scolastique Bodener et le chanoine de Trogoff en situation très difficile, comme étant cautions de fait du sieur du Hault.

Second mouvement (quasi patetico)

On ne sait à vrai dire si le manque de rétribution expliquait le peu d’ardeur au travail manifesté jusqu’à présent par le facteur, ou, comme le prétendra le contrat passé avec le facteur suivant, si « son insuffisance et incapacité » lui avait rendu l’œuvre impossible ; mais il est sûr que l’ambiance de ce printemps trégorois devait conforter en lui le sentiment d’être tombé dans une chausse-trape dont il lui fallait de quelque façon s’échapper. Le 30 mai, des rumeurs circulent : « Non seulement le sieur du Haut cessoit comme il estoit notoire de continuer son travail pour la facture de l’orgue, mais aussi menaçoit de se retirer clandestinement de cette ville et d’abandonner son ouvrage imparfait et d’emporter et soustraire quelque partie des anciens tuyaux de la monstre dudit orgue et ceux qu’il avoit faicts et préparés de neuf pour les jeux d’iceluy ». Les chanoines décident de l’en empêcher par les voies de justice. Ils réussissent ainsi à récupérer les clefs de la chambre des orgues, de la salle basse du manoir de la chanterie, et du logis occupé par le sieur du Haut et sa femme, et à faire l’inventaire de tout ce qu’ils y trouvèrent. Le 2 juin, le chapitre désigne même des députés pour « saisir et arrester les outils de Didier du Hault, facteur d’orgue, qui mesnage secrètement la retraicte, sans en donner advis ny le faire savoir à la compagnie ».

Des discussions furent probablement entamées entre le facteur et les députés du chapitre, car le 8 juin, « sur la nouvelle qu’ils ont eue que Didier du Hault consent retourner pour continuer l’ouvrage de l’orgue moyennant qu’on pourvoye à ses aliments », les chanoines promettent de lui fournir la subsistance « pour quinze jours sauf à continuer selon l’advancement qu’il fera audit ouvrage la somme de 48 sous par jour pour subvenir à sa nourriture et à sa compagnie ». Il faut comprendre que le chapitre conditionnait sa générosité au degré d’avancement des travaux. Il est probable aussi que le procès en cours intenté devant le parlement par l’évêque contre certains de ses chanoines à propos de ce contrat empêchait une solution plus radicale du problème.

Du Haut ne tarda pas d’ailleurs à quitter Tréguier. On ne sait précisément quand, ni si ce fut avec l’accord des chanoines. Mais il avait décampé lorsque se tient une nouvelle réunion de crise entre l’évêque et le chapitre, le 17 août. Les deux parties « désirant l’avancement de l’ouvrage encommencé de l’orgue à présent interrompu par la retraite de l’entrepreneur et par la suite du procès ce touchant intenté et pendant aux requêtes du Palais », consentent unanimement « que le procès demeure dès ce jour éteint et assoupi ». Ils écrivent sur le champ au sieur Blandin, théologal, alors à Paris « pour le prier de faire venir quelque facteur expert qui travaille à la journée à la meilleure condition pour l’accomplissement du positif dudit orgue quoy que soict[7] des jeux faicts et préparés pour y estre posés ; sauf à traicter avec ledit facteur ou autre pour des autres jeux requis audit positif et grand corps ».

De la reprise au da capo

Accelerando

On aimerait connaître les circonstances dans lesquelles le chanoine Blandin entra en contact à Paris, peut-être sur un de ses chantiers, avec le facteur rouennais Vaignon, ils nous auraient informés sur les réseaux sociaux et culturels qui avaient facilité ou incliné son choix. Dès lors les choses se précipitent. Le 15 octobre 1629, Me Henry Vaignon venu expressément de Paris pour voir l’état de l’orgue procède à la visite de l’instrument et présente son devis. Deux jours plus tard, ses propositions sont acceptées en chapitre général. L’évêque s’y est impliqué en personne, acceptant de verser 400 L en plus des 400 déjà promis. Cette générosité du prélat marquait sa hâte de voir enfin aboutir un projet si nécessaire à la campagne d’embellissement liturgique qu’il préparait pour sa cathédrale.

L’acte définitif est signé devant notaire le 19 octobre. Il s’agissait de « faire bien et debuement tout de neuf les orgues de la cathédrale ». Le « mémoire des jeux » à réaliser ne semble pas tenir grand compte du travail préalablement réalisé par du Hault, en particulier au positif :

Premier au Grand jeu.

La monstre de douze pieds et le ravalement de seize au-dedans faicts d’estain,
Un jeu de huict pieds pour servir a l’octave du seize, le corps d’estain et le pied de plomb,
Un prestant de ou (sic) quatre pieds octave de huict pieds le corps d’estain le pied de plomb.
Un doublet de deux pieds corps d’estain le pied de plomb,
Un bourdon de quatre pieds bouché sonnant huict faict tout de plomb,
Une cymballe de trois tuyaux sur marche,
Les jeux ci-dessus sont pour le plain jeu.
Plus faut faire un cornet de cinq tuyaux sur marche commençant en C fa ut au milieu du clavier qui sera faict de plomb,
Plus une flute sonnant quatre pieds pour servir de flute d’allemand faicte de plomb,
Plus une quinte flute pour servir de nazart faicte à biberon d’estoffe,
Plus un larigot d’un pied de long le corps d’estain le pied de plomb,
Item une trompette de huict pieds le corps d’estain, pieds de plomb et les anches de cuivre.

Au positif

Une monstre d’estain de six pieds et le ravalement de huict,
Plus un prestant à l’octave de huict pieds corps d’estain pied de plomb,
Une doublette de deux pieds corps d’estain pied de plomb,
Un bourdon de quatre pieds bouché sonnant huict faict de plomb,
Plus une fourniture de trois tuyaux sur chacune marche corps d’estain, le pied de plomb,
Item une cymballe de deux tuyaulx sur marche corps d’estain, pied de plomb ,
Le tout pour le plain jeu.
Plus une flute d’allemand sonnant quatre pieds faict de plomb,
Plus une quinte flute pour servir le nazart faicte de plomb,
Plus un larigot d’un pied de long corps d’estain, pied de plomb,
Item un cromhorne de quatre pieds sonnant huict corps d’estain, pied de plomb et anches de cuivre,
Plus une voix humaine sonnant huict pieds corps d’estain , pied de plomb anches de cuivre,
Plus deux sommiers capables de porter tous lesdits jeux,
Plus faut faire deux sommiers pour porter le cornet,
Plus restera faire un clavier avecq celuy qui est desjà faict qui jouent ensemble et séparément,
Plus faut faire un abbrégé pour le grand corps de l’orgue et un autre pour le positiff
Plus faut faire un jeu de pédales de huict pieds en forme de flutes,
Item une pédale à anches sonnant huict pieds de plomb, corps d’estain, anche de cuivre,
Plus un clavier pour jouer lesdictes pédales commençant en C sol fa ut et s’achevera en C fa ut qui feront vingt et quatre marches, Item deux sommiers et un abrégé, Item faut démonter les souffletz et porte vents et remettre en estat.

Le contrat passé entre « Maistre Henry Vaignon, facteur d’orgues demeurant en la ville de Rouen pais de Normandie estant de présent en ceste ville de Lantreguier » d’une part,  l’évêque et les représentants du chapitre Yves de Kerbic, chantre, Pierre Calloet, archidiacre, et Yves de Kersalliou, chanoine, dudict chapitre de l’autre » précise aussi que le sieur Vaignon « pourra disposer à sa volonté de tous les merains, tuyaux, sommiers, soufflets et autres pièces et ustensiles ayant servy aux vieilles orgues quy sont dans le buffet et chambre d’orgues en la dicte esglise ou en la salle de la chanterie et touts autres lesquels Didier du Haut autre facteur d’orgues auroict cy devant acheté prétendant faire ladicte construction d’orgues ». Le prix s’élevait à 2.400 livres tournois « de laquelle [somme] il est recognu que ledict seigneur évêque donne gratuitement et libéralement la somme de quatre cents livres qu’il promet payer à la fin de l’œuvre, outre et par-dessus autre somme de quatre cents livres qu’il auroit cy devant donné et qu’il auroit déboursé pour satisfaire au marché fait par lesdicts sieurs du chapitre avec ledit du Hault qu’il n’avoit pour son insuffisance et incapacité pu exécuter ». Il ne pourra « entreprendre aucune autre œuvre ny travailler ailleurs qu’à l’exécution du présent marché ».

Le même jour, les clefs de l’orgue et de la chanterie lui sont délivrées.  Libre de tout autre engagement urgent, le facteur se met aussitôt à l’ouvrage.

Preuve de l’avancement notable des travaux, 600 livres sont versées au facteur le 22 octobre, dont les 400 supplémentaires promis par l’évêque. Le 22 février 1630, des menuisiers et des maçons sont engagés par le chapitre « afin de faire accommoder le buffet de l’orgue et faire percer la muraille ». Le 8 avril 1630, le positif est prêt à être posé. Un mois plus tard, le facteur, l’ensemble du travail achevé, est en mesure de faire la demande officielle du renable. L’organiste Pierre Cadiou, les deux maîtres de musique de la cathédrale, Melchior Meifredy et Philippe Regnault attestèrent de la conformité du travail réalisé avec le cahier des charges, le 17 mai. Vaignon reçoit ainsi 300 livres supplémentaires[8]. Mais il ne s’agit ici probablement que du règlement pour le seul positif. Ce renable intermédiaire manifeste la volonté des chanoines de contrôler au mieux les travaux, et de maintenir le facteur « sous pression ». Car l’ensemble de l’instrument est loin d’être achevé. Sans doute, le 25 août 1631, achète-t-on de la toile « pour faire des rideaux sur les orgues de ceste église tant du grand jeu que du positif et les faire peindre et y mettre les armes de France et de Bretagne ». Mais il faut attendre le 23 février 1632 pour voir le sieur Vaignon se présenter à nouveau devant le chapitre pour déclarer cette fois « qu’il a presque achevé l’œuvre des orgues de l’église », et demander aux chanoines « de donner ordre d’appeler quelque expert pour le renable dudit œuvre ». Les chanoines écrivent aussitôt au sieur ….Maillart, « facteur d’orgues étant à présent à Rennes »,  pour savoir s’il pourrait s’en charger, et « à combien il ferait le voyage ». On ignore si Maillart pu cette fois répondre à la sollicitation des chanoines trégorois.

A l’usage, l’instrument manquait peut-être de la puissance et de toute la brillance nécessaires aux goûts liturgiques qui s’imposaient désormais. Vaignon ayant cependant donné entière satisfaction à ses commanditaires, c’est avec lui, « présent et signant », que les chanoines passent un nouveau marché, le 6 avril 1632,  « pour la confection d’un jeu de clairons afin d’estre adjousté aux autres jeux d’orgues de ladicte eglise cathédrale, lequel jeu sera composé de quarante et huict tuyaulx de quatre pieds de long de bon et franc estain avec les pieds de plomb et les anches de cuivre et posé en la place qui est preste au buffet des autres jeux en estat de jouer dans le mois prochain venant », pour la somme de 120 livres. Le 18 mai 1632, Vaignon a terminé son travail. Il attestera trois jours plus tard avoir reçu 36 livres « données gratuitement par Mrs du chapitre » après l’accomplissement de son œuvre, signe de leur satisfaction pour le travail réalisé.

En guise de coda (ad libitum)

Henry Vaignon assurera par la suite la maintenance de l’instrument. En 1640, il le vérifie, le nettoie et le complète par quelques ajouts de peu d’importance. En septembre 1644, faisant alors « sa plus continuelle résidence en la ville de Rennes », il est à nouveau à Tréguier à qui le liaient désormais des liens familiaux[9]. Il y retrouve aussi de vieilles connaissances, les chanoines Pierre Fanoys et Michel Thépault ainsi que l’organiste Cadiou, avec lesquels il signe un nouveau contrat (3 septembre) pour « ce qui est nécessaire de refaire et accommoder sur et entour les orgues ». Le plus grand problème est celui des nichées de rats qui risquent de s’attaquer aux sommiers et dérèglent les mécanismes. Il s’agira aussi de « rendre la basse de trompette plus prompte qu’elle n’était de précédent, comme aussi la pédale d’anches. Esgaler quelques tuyaux, [rendre] la basse du cromehorne plus prompte, et la basse de la voix humaine faire parler de seize pieds » ; de procéder aux réglages et accords. Le tout pour une somme de 200 livres cependant, dont le dernier versement après achèvement des travaux est acquitté par Vaignon le 1er mai 1645[10].

Cet orgue fera l’objet en 1662 (contrat du 2 décembre 1661) d’un grand relevage réalisé par le facteur Guy Grohier et son fils François (demeurant en la paroisse St-Jean de Rennes), pour le rendre « en l’estat et regnable qu’ [il] a été cy-devant mis par le défunt sieur Vaignon ». A ceci près qu’on  y ajouta encore plusieurs jeux : un jeu de bourdon d’un pied bouché ; un jeu de flute ouvert à l’octave du bourdon, un jeu de nazard à la quinte de la flute ouverte, un jeu de petite flute ouvert à l’octave de la flute précédente, un jeu de tierce de la flute, chacun de 25 tuyaux d’étoffe ;  un jeu de voix humaine à l’unisson du bourdon au corps d’étain et pied d’étoffe ; un jeu de trompette à l’unisson de la voix humaine, tous deux de 25 tuyaux également ; enfin « une grosse tierce dans le grand corps composée de quarante et huict tuyaux d’estoffe et sera mise en la place du flageolet, n’ayant point d’autre place pour la poser ». Il fallait aussi ajouter un sommier portant sept jeux qui « se tireront tous séparément affin d’y trouver plusieurs  escots [échos] ». Le tout pour une somme de 1120 livres tournois[11]. L’intention esthétique est bien claire : puissance, brillance, multiplication des plans sonores afin de frapper les sens pour toucher le cœur et convertir l’âme. Elle est la transposition musicale d’une liturgie théâtralisée, nettement affirmée en Trégor jusqu’au tournant du XVIIIe siècle, inspirée par la praxis baroque née de la contre-réforme. A sa façon, l’instrument de Vaignon avait ainsi accompagné les évolutions opérées à Tréguier sous les épiscopats successifs de Guy Champion (1620-1635), Noël Deslandes (1635-1645), et Baltasard Grangier (1646-1679) conformément à l’esprit du Concile de Trente, marquée localement par la mise au pas d’un chapitre traditionnellement rétif aux ordres de l’évêque, l’adoption de la liturgie romaine, l’ornementation des offices et la pastorale du sensible que reflètent au mieux les évolutions sonores de cet instrument.

Hervé LE GOFF



[1] Cette remarque incidente confirme ce que M. Cocheril posait seulement comme une probabilité : « Maillard a ensuite travaillé à Saint-Malo : en 1627 une fille naît en cette ville. Il est probable qu’il a construit ou restauré à cette époque l’orgue de la Cathédrale Saint-Vincent. »
[2] ADCA, 20 G 136.
[3] Disposait-il d’un instrument de travail ? Profitait-il déjà des orgues de ND de Coatcolvezou ?
[4] Michel Cocheril se demande même s’il ne faut pas rapprocher ce nom de celui de Tuau. Mais sa signature ne permet pas de le penser.
[5] Georges MINOIS, La Bretagne des prêtres en Trégor d’Ancien régime, Beltan 1987, p. 89.
[6] Guy Champion, chanoine de Paris, nommé évêque de Tréguier en 1620, était aussi abbé commendataire de Saint-Etienne de Fontenay-les-Caen.
[7] Il faut sans doute comprendre « quoi qu’il en soit ».
[8] ADCA, 2 G 456.
[9] Le contrat signé le 3 septembre 1644  dit que le sieur Vaignon, étant à Tréguier, avait élu domicile « en la demeurance de sire Michel de Laune son gendre ». Me Michel de Laulne qui est parrain en la cathédrale, le 22 janvier 1643, avait en effet épousé, Marie Vaignon. On les dit honorables gens, marchands et bourgeois de Tréguier. Marie, qui signe aux registres dès le 6 juillet 1642, est marraine, en la même paroisse Saint-Vincent, le 9 novembre 1642, d’une fille de Julien Larsonneur et Gillette de Laulne, aussi marchands de Tréguier. Michel de Laulne et Marie Vaignon baptisent leurs enfants, en la cathédrale de Tréguier, les 29 septembre 1640, 20 juin 1641, 12 mars 1643, 30 avril 1645. Le parrain de ce dernier est le maitre de la messagerie de Rennes, et la marraine Suzanne Carpaut, « mère de ladite Vaignon ». Un autre fils naît encore à Tréguier le 1er avril 1647 (signe l’acte une certaine Louise Vaignon), puis une fille baptisée le 17 février 1649 dont le parrain est cette fois « Me Henry Vaignon, Me facteur d’orgues, père de la dite Marie », qui signe.
[10] Vaignon ne quitta pas la région puisque de 1645 à 1647 il travaille à l’orgue de l’église Notre-Dame de Guingamp.
[11] ADCA, 2 G 456.

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